04 juin 2005 à 22:08

Vitesse dans l'obscurité

J'avais trop de choses à oublier. J'avais besoin de me sentir seul un peu, de me sentir avec moi-même. J'avais besoin de relaxer un peu, d'oublier le reste du monde. J'avais besoin de faire le vide, de faire la mise au point avec mes émotions. J'avais besoin de vivre.

Première journée d'été de l'année. Pas la première en fait, mais c'est la première dont je me suis rendu compte. J'ai trop perdu de temps ces deux dernières semaines. Et là j'ai senti un vent chaud, j'ai sauté sur mon vélo. J'attendais juste ça, une belle nuit chaude d'été, pour partir en vélo, pour sentir mon coeur battre.

Je me rappellerai toujours de cette soirée. Elle me regardait avec ce profond regard qui lui est propre. J'étais déstabilisé, un peu dérouté. Mais j'étais bien. J'aurais voulu que ça dure éternellement, j'aurais voulu mourir sous ce regard, pour garder son image pour toujours.

Un besoin trop grand de faire le vide, un besoin trop immense de changer d'air. Je ne regarde pas l'heure avant de partir. Je vais sur la route. Il ne restera que moi, la route et mon vélo, je le sais. Le temps et le monde n'existeront plus. Je sens déjà mon âme vibrer.

Elle m'a fait trembler. Je m'y suis totalement abandonné, je ne voulais vivre que par moi et par elle, je voulais goûter à sa vie et ma vie, à nos vies combinées. Je voulais pouvoir revoir son regard profond pour le reste de ma vie.

Je roule sur Bourgogne. Je slalome entre les autos stationnées des gens qui sont sur les terrasses, et les autos en mouvement des gens qui se cherchent une terrasse. Je respire l'odeur de la ville, je m'y plonge, je m'y concentre. Je sens l'asphalte qui passe sous mes pieds. J'évite les nids de poules, je contourne les piétons. Je roule à toute vitesse. Même les voitures, prisent dans le trafic, ne roulent pas aussi vite que moi. Je prévois tous mes coups de guidon à l'avance. La route est à moi. C'est moi qui en suis devenu le maître. C'est exigent. C'est enivrant. J'aime la ville.

Elle était une fille de ville. Elle avait besoin de sentir l'inconnu du territoire urbain, le sentiment de liberté qui vient avec les possibilités. Elle aimait l'action de la ville, et surtout l'interaction. Les restos, les bars, les clubs. Les gens. Ce n'était pas encore son monde. Et c'est sûrement ce qu'elle aimait de la ville.

Je bifurque sur la piste du canal. Le canal de Chambly, de nuit, c'est pour moi de l'inconnu. Un territoire neuf, moins prévisible. Rapidement, les lumières de la ville deviennent des souvenirs, je tombe dans une nature calme et morte. L'obscurité nocturne m'englobe. L'odeur humide de la végétation m'habite. Je prends un instant pour la respirer entièrement, pour pouvoir en garder le souvenir. J'adore.

On est allé prendre un café une nuit. Pas en ville, mais chez elle. Pour faire changement, pour essayer du neuf. On a parlé, on s'est découvert pour vrai. Son regard s'est fait plus chaleureux, le mien plus amoureux. On a parlé pendant des minutes, des heures peut-être. Je n'en sais rien. Mon regard s'est fait plus amoureux.

J'aime cette route. Le chemin est libre, il n'y a pas trace d'un cycliste autre que moi. L'éclairage lunaire illumine faiblement le canal. La piste est toujours asphaltée, ça roule bien. Le béton reflète bien la lumière. Je ne vois que la lueur de la piste et celle de l'eau de canal. Tout le reste est noir. L'illusion que créent l'odeur et l'image m'ensorcelle. Je roule sans fin sur ma piste sans temps.

Aucun de nous deux n'avaient vu l'heure passé. Vers trois heures du matin, on s'est rendu compte que ça avait duré un peu longtemps pour un café. On s'est dit au revoir, on s'est dit qu'on se rappellerait. J'avais ce sentiment de hâte, d'espoir, de peur et d'incompréhension qui m'habitait. Ce sentiment que certains appellent l'amour. Je suis retourné chez moi pour me coucher. J'ai pensé à elle toute la nuit. À sa voix, ses expressions. Son infini regard. J'avais besoin de la revoir, il me fallait la découvrir un peu plus, la savoir encore plus intime avec moi. C'était toujours elle qui m'avait approché avant, c'est elle qui avait fait les premiers pas. Mais j'allais y mettre du miens, j'allais sentir mon coeur battre.

Je veux sentir l'effort, la vitesse, le vent. C'est pour ça que je fais du vélo. J'augmente rapidement la vitesse. J'augmente la cadence de mes coups de pédale. Je sens mes jambes qui commencent à brûler, mon souffle qui commence à accélérer aussi. Je sens mon coeur qui rebondit de plus en plus vite, je sens la pression du sang dans mes veines. Je sens le vent qui parcoure mon visage, qui déplace mes cheveux. Je sens sa chaleur qui m'enrobe. Je sens trop de choses en même temps. Je trippe.

Encore sous le choc, encore confus, je l'ai appelé deux jours plus tard. Je lui ai dit que j'avais bien aimé notre dernière soirée, je lui ai dit qu'on devait se revoir. Je l'ai invité au resto pour le vendredi soir suivant. Elle m'a répondu qu'elle allait y penser.

Je regarde loin, je roule vite. Je sens que je suis en contrôle de mon vélo. Et tout d'un coup, la piste se change en poussière de roche. Je ralentis sans le vouloir. Je force toujours autant. Mes jambes chauffent autant, ma respiration est toujours aussi haletante, le son de mon coeur toujours aussi présent. Mais le sol vient de changer, mes pneus glissent un peu. Je dérape au ralenti. Mon vélo est un vélo de ville, il n'est pas fait pour ce genre de terrain. J'ai moins de contrôle, je roule moins vite. Mais au moins je roule.

Finalement, elle ne m'a pas rappelé. Je savais que ça voulait dire non. Je savais que ça marquait la fin. J'ai déjà vécu ça avant. Mais, je me suis fait avoir, comme à chaque fois. L'espoir m'a envahit. L'espoir de penser que c'est peut-être à cause d'une autre raison, l'espoir de peut-être avoir un autre rendez-vous. L'espoir de revoir le même regard, de l'oublier moins vite.

Je ne veux plus perdre de vitesse. Je force plus fort. Mes coups de pédales s'intensifient. Mes veines veulent exploser. Mes jambes chauffent encore plus. J'ai envie de crier. Je n'ai pas l'impression d'avoir accéléré. Maudite poussière de roche. Je veux connaître ma vitesse, mais il n'y a pas assez de lumière pour éclairer mon odomètre. Je n'ai aucune idée depuis combien de temps je suis partit, il n'y a pas assez de lumière pour éclairer ma montre. Je sais d'expérience que ça ne donne rien de pédaler plus vite sur de la poussière de roche. Ça ne fait que glisser plus. Mais il fait trop noir, je ne peux pas vraiment savoir ma vitesse.

J'ai hésité pendant je-ne-sais-pas-combien-de-temps avant de la rappeler. Je ne savais plus où j'en étais. Mais je l'ai fait, parce que ça ne pouvait pas être pire. Je n'avais aucune idée si je devais lui parler de mon offre pour le vendredi d'avant ou pas, je n'avais aucune idée de ce que j'avais à lui dire. Je n'avais aucune idée pourquoi je la rappelais.

Le canal est sombre. Je me demande pourquoi je n'y vois pas le reflet des étoiles. Je lève ma tête au ciel. Le ciel est nuageux, on n'y décerne pas un point blanc. Même la lune n'est qu’une aura. Ça doit être un trajet très beau par nuit claire. Mais cette nuit, je roule dans la noirceur. Je ne roule pas pour le paysage, je roule pour moi, pour sentir que j'existe.

Bien sur, elle n'était pas là. Ou elle n'a pas répondu. Je suis tombé sur le répondeur. J'ai fait mon possible pour que ma voix ne tremble pas, pour que le sentiment de parler seul ne me touche pas trop. Je lui ai laissé un petit message pour lui dire de me rappeler, de me faire signe.

Je me rends compte qu'il y a une route asphaltée de l'autre côté du canal. Le béton reflète bien la lumière, c'est pour ça que j'ai bien pu la remarquer. Il n'y a pas une auto qui a l'air de l'emprunter, par contre. Mais j'aimerais ça être de l'autre côté. La poussière de roche me donne l'impression de forcer pour rien.

Elle m'a rappelé la journée même. Elle s'est excusée pour le vendredi soir, elle m'a dit qu'elle était vraiment déçue. Ça m'a fait sourire.

De la lumière éclaire légèrement la route devant moi. Je souris. Un peu de lumière, enfin. Je me retourne. C'est une voiture qui m'éclaire, de l'autre côté du canal. Je pensais rouler vite. Elle, elle roule! Et je suis déjà dépassé. Je ne peux que continuer de rouler à ma vitesse, en ne me contentant que de moi et de mon vélo.

Elle m'a raconté qu'elle était très occupée. Et elle m'a confié que c'est parce qu'elle avait rencontré un gars, ce vendredi là. Elle m'e l'a décrit comme un bon gars, gentil, un peu plus âgé, brillant et drôle. J'ai fait à semblant de comprendre. Et puis je me suis trouvé une excuse pour raccrocher.

C'est drôle. J'ai l'impression de faire du surplace depuis que la voiture m'a dépassée. Et en plus, il y a la poussière de roche de mon côté du canal. Mais je continue de pédaler. Il n'y a que ça à faire.

J'avais trop de choses à oublier. J'avais besoin de me sentir seul un peu, de me sentir avec moi-même. J'avais besoin de relaxer un peu, d'oublier le reste du monde. J'avais besoin de faire le vide, de faire la mise au point avec mes émotions. J'avais besoin de vivre. J'ai senti un vent chaud, et j'ai sauté sur mon vélo.

Je roule, je me concentre, j'oublie et je me rappelle. Ça fait du bien. Je sens la chaleur de l'été, je sens mon coeur qui bat. Je sens mon âme qui vibre. Je sens la liberté. Je me sens bien. Je sens le vent qui parcourt mon visage, qui déplace mes cheveux. Je sens mes jambes qui brûlent. Je crie de toutes mes forces. Je pousse encore plus fort. Et j'avance un peu plus vite. J'aime le vélo.
Un billet signé Nicolas

1 manifestation(s):

Un commentaire de Anonymous Anonyme...

Wow !

Nic, je te félicite.
Très bien écrit.
J'adore t'es métaphores.
Ça c'est un texte digne des auteurs

Encore une fois félicitation et continu ton blog

1:03 p.m., août 29, 2005  

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