03 août 2005 à 19:05

Benoît

J’ai six ans. Je m’appelle Benoît. Il est 11 heures du soir, mon père n’est toujours pas revenu de travailler, et je m’inquiète. Maman m’a dit que c’est normal, que c’est parce que papa travaille fort, et que je vais comprendre un jour. Elle dit qu’il sait ce qu’il fait, que c’est l’homme de la famille. Mais moi et mes quatre grandes sœurs, on a peur.

J’ai commencé à aller à l’école cette année. Madame Bélanger est une imbécile. Elle bat des élèves parce qu’ils échappent leurs crayons ou pour ce genre de choses. Une journée, elle a battu mon ami Gérard parce qu’il a toussé durant la prière du matin. Dix coups de règle sur les doigts. Et deux de plus parce qu’il a pleuré. Et cinq de plus parce qu’il ne s’est pas excusé. Gérard s’est excusé après.

Si je pouvais, je la battrais aussi, la Madame Bélanger. Si je serais plus grand et plus fort. Sans rien lui expliquer. Juste pour qu’elle comprenne, elle aussi, c’est quoi avoir mal pour rien.

Chez nous il fait froid. Notre maison est trop vieille, les murs sont mal faits. Je peux passer ma main entre les planches de bois. Il neige même en dedans. On dort tous autour du feu. Mon père met du bois au feu durant la nuit. Je le sais, parce que des fois, quand je dors mal à cause du froid, je le vois se lever la nuit pour mettre du bois dans le feu. Et après, il prie en pleurant, pas trop fort, pour pas qu’on l’entende.

Maman dit qu’on vit dans la misère, mais que malgré tout la vie continue.


J’ai onze ans. Hier, on a enterré mon père. Il est mort d’un accident à l’ouvrage. Personne ne sait ce qu’il lui est arrivé, ils l’ont retrouvé sur le chantier, au sol, sans aucune marque de blessure, mais sans vie. Ma mère et mes sœurs ont pleurés. Moi je n’ai pas pleuré, parce que j’ai trouvé une solution. Demain, je n’irai pas à l’école. Le forgeron m’a offert une job. Demain, j’irai le voir, je lui dirai que je veux travailler. Il va comprendre.

Aujourd’hui, c’est jour de deuil. Demain, c’est moi l’homme de la famille. Jamais je n’abandonnerai ma famille. Même si je dois travailler encore plus que mon père, jour et nuit, sans relâche, ma mère et mes sœurs auront un toit et de quoi manger.

Déjà, aujourd’hui, j’ai du aller couper un arbre, pour qu’elles puissent dormir. J’ai du le couper, et le recouper en morceaux, puis l’amener à la maison, morceau par morceau, dans la tempête de neige. Mes mains étaient glacées, je ne les sentais plus. Quand j’eu terminé, je me suis littéralement effondré dans mon lit à la maison, de douleur et de sueur. J’ai onze ans. Y’en aura pas de faciles.

Je n’ai pas pleuré, parce que demain, c’est moi l’homme de la famille. Et parce que la vie continue.


J’ai vingt-et-un ans. Mes sœurs travaillent toutes maintenant, et ma mère est décédée. La maison a été vendue pour à un prix dérisoire aux anglais, les anciens patrons de mon père. Je n’ai presque aucune éducation, c’est à peine si je sais lire, écrire et compter. J’ai un billet de train pour Montréal. J’irai dans l’armée.

Ça fait dix ans que je me bats pour faire vivre ma famille. Je me battrai toujours, je crois. Comme mon père. Je n’irai pas travailler dans une shop miteuse ou sur un chantier pour des anglais comme mon père, par contre. Je vais dans l’armée, parce que je vais continuer de me battre pour ma famille. Et aussi pour tous ceux dans la misère comme je l’ai été. Je vais me battre pour ma nation, pour et avec nous autres, canadiens français.

Et la vie continue.


Ils veulent nous envoyer au Mexique. C’est hors de question. Ils veulent, moi et mes amis, nous envoyer au Mexique. Interdiction d’aider ses camarades, interdictions d’aider les civils. Seulement tuer le plus de japonais possible. Et bizarrement, dans mon unité, nous ne sommes que des canadiens français. Ils veulent tous nous envoyer à la mort, parce qu’on est français. Ils veulent faire de nous de la chaire à canon.

La moitié de mon unité déserte cette nuit. J’en serai aussi. On se disperse, on va se cacher. On attend la fin de la guerre. On n’ira pas sacrifier nos vies sur le front Mexicain pour sauver les usines américaines, non. C’est hors de question.

Cette nuit, je déserte, pour que la vie continue.


Je suis à Chambly. C’est la première fois de ma vie depuis mon enfance que je me sens chez moi. Je me suis caché trois ans ici. Je travaille dans un garage, j’ai un logement chaud et de quoi manger amplement. Je suis bien.

Ça cogne à ma porte. J’ouvre. Police militaire. On m’embarque. On m’explique que je ferai un an de prison, parce que j’ai déserté.

J’ai un peu peur. Mais je sais que je m’en sortirai. Je m’en sors toujours, difficilement mais je m’en sors, parce que je mets de l’effort. Ce n’est qu’un an à passer. Un an dans un petit carré encadré par des barreaux, un an à sentier l’impuissance encore. Un an à sentir l’injustice encore.

Mais je sortirai, et la vie continuera.


J’ai trente ans. Enfin, une vie plus stable. Ma femme a accouché hier. J’ai mon premier enfant. Je suis fier. De lui et de moi.

On habite Chambly. Et on va y rester. Je vais élever mes enfants avec force et honneur, comme mon père. Je vais leur enseigner à être travaillant, à se débrouiller, à toujours se battre. Je vais leur montrer qu’ils peuvent faire ce qu’ils veulent de leur vie, qu’ils peuvent accomplir leur rêve, mais à condition d’y mettre du cœur et de l’effort.

J’ai eu mon premier enfant aujourd’hui. Parce que la vie continue.
Un billet signé Nicolas

2 manifestation(s):

Un commentaire de Blogger Pitounsky...

Original. Touchant.

7:56 p.m., août 03, 2005  
Un commentaire de Blogger mademoiselle madame...

Wow, un p'tit Louis Caron est né. Bonne idée l'évolution de l'homme, Pitounsky a raison, c'est touchant.

8:58 a.m., août 04, 2005  

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